VI
Ti visite la ville idéale qu’il aurait rêvé d’administrer ; il s’aperçoit que le magistrat local en use tout différemment de lui.
La ville de Liquan se signalait dès les faubourgs par un portique d’honneur, petit arc de triomphe en bois peint qui enjambait la rue. Le sommet, constitué d’une large poutre transversale délicatement décorée, portait une plaque avec le nom du dédicataire.
— « Au Grand Protecteur Phénix renaissant », déchiffra Ti. Une célébrité locale, sans doute.
— Irons-nous loger au yamen ? demanda Tsiao Tai, qui, avec l’âge, avait pris goût au luxe des lits chauffés.
Le lecteur jugea opportun de réciter un article de son cher manuel, dont il avait pris la peine d’apprendre par cœur certains passages, pour leur plus grande joie :
— « L’enquêteur ne doit pas rencontrer les fonctionnaires locaux, les lettrés, les mages, les bonzes ou les prêtres taoïstes. Il doit se garder de toute tentative de corruption et prévenir toute accusation de ce genre[16]. »
— Cap sur l’auberge ! déclara Ti. C’est là qu’on apprend ce qui se passe en ville.
Tout au long de l’artère principale, on accédait par trois marches de pierre à des maisons de plain-pied, aux toits de tuiles grises joliment arqués, serrées les unes contre les autres. Des cantonniers étaient en train d’aligner des pavés de bois, luxe important dans un pays où les pluies changeaient le sol en fleuve de boue.
Sur un panneau réservé aux proclamations des nouvelles lois et des bulletins à l’usage du peuple, une affiche promettait cinq rouleaux de soie pour l’arrestation du « rat puant Nian Changbao, fonctionnaire traître à son serment ».
— Voilà qui devrait nous faciliter le travail, dit Ti. La conscience morale ne perd jamais à être stimulée par une petite récompense.
Sur la grand-rue se succédaient de nombreux estaminets, signalés par une pièce d’étoffe flottant au vent. Il n’y avait en revanche qu’une seule auberge, à l’enseigne de l’Ours endormi, promesse d’un repos paisible. Par chance, elle était pimpante, avec ses murs blancs repeints de frais et ses balustrades en bois sombre. Ils laissèrent leurs montures à un valet d’écurie et pénétrèrent à l’intérieur de la salle commune. Un gros bonhomme à la peau grasse s’avança pour les saluer. Tsiao Tai présenta son patron comme un importateur de grains qui voyageait pour ses affaires avec son comptable, son premier commis et deux hommes d’escorte. L’aubergiste leur fit écrire leurs noms sur son livre, conformément à la loi d’un pays où « confiance » rimait avec « surveillance ».
— Vous n’auriez pas eu un client du nom de Nian Changbao, par hasard ? demanda Ti d’un air détaché.
Leur hôte émit un bref ricanement pour toute réponse. Nul doute que, s’il avait su où trouver le fuyard décrit sur la pancarte, il n’aurait pas manqué d’aller réclamer la prime.
Comme d’ordinaire dans ce genre d’endroit, on ne fournissait pas les couvertures, que les voyageurs transportaient dans leur paquetage. Au reste, l’auberge de l’Ours endormi était plus luxueuse et confortable que la moyenne des établissements du même genre qui parsemaient la Chine. Au lieu de l’habituel dortoir où les ronfleurs gênaient tout le monde, de petites loges particulières étaient réparties autour d’une cour arborée propre et saine.
L’aubergiste leur signala la proximité des bains publics, ce qui était aussi très commode. Tao Gan et son maître décidèrent de s’y rendre sans tarder pour effacer les fatigues du voyage. Le lecteur préférait faire des courses. Quant aux hommes de main ils se renseignèrent sur l’emplacement du temple le plus proche, où d’urgentes dévotions les appelaient.
La vaste maison de bains se composait d’un enchevêtrement de couloirs desservant les différentes salles d’eau, de massages et de repos, où l’on pouvait aussi se faire servir à manger. Elle n’offrait pas seulement de quoi se décrasser dans des bains chauds, tièdes ou froids, mais aussi une panoplie complète d’exercices physiques destinés à rétablir l’harmonie intérieure, conformément aux préceptes du Tao. Ti et son secrétaire déposèrent leurs vêtements sur les étagères de l’antichambre de déshabillage et pénétrèrent dans une pièce pourvue de bacs dans lesquels des employés versaient des seaux d’eau bouillante.
Tao Gan était maigre et osseux ; Ti, plus rembourré et solidement bâti. On pouvait deviner leur statut social à leur apparence physique encore plus sûrement qu’à leurs habits : la maigreur de l’un trahissait l’homme d’action ; les bourrelets de l’autre, le riche lettré gagnant sa vie en position assise. Ils se glissèrent avec volupté dans l’une des baignoires de bois remplies d’un liquide parfumé.
— Les auteurs des Maximes ne seraient pas contents de voir Votre Excellence sans armes ni vêtements, nota Tao Gan.
— Ce n’est pas dans une maison de bains de bonne tenue que je risque quoi que ce soit ! répliqua son maître, peu désireux de renoncer à la torpeur de l’eau tiède pour contenter les grincheux du censorat.
Il ne fallut qu’un instant pour lui montrer qu’il se trompait. Des mains viriles le tirèrent hors de son baquet pour une friction du dos. Dès que le masseur eut posé ses doigts sur lui, le mandarin regretta de n’avoir pas plutôt affronté les vampires forestiers.
Tandis que Ti et son assistant subissaient un vigoureux nettoyage, les deux lieutenants couraient à la pagode pour s’y laver d’une autre sorte de souillure, celle due à la proximité des démons sylvestres, sans parler des ossements humains au milieu desquels ils avaient dormi.
Le temple de la Cité était un bâtiment en bois ouvert au sud, afin que la statue du dieu fît face au soleil à son zénith. Des ruptures architecturales témoignaient d’un agrandissement récent. Ils acquirent de l’encens et pénétrèrent dans la cour, où ils s’inclinèrent trois fois en direction de l’autel, que l’on apercevait par les portes ouvertes. Puis ils fichèrent les baguettes odorantes dans un vaste brûle-parfum. Deux prêtres de la religion populaire qui les guettaient depuis leur entrée attendirent qu’ils eussent fini pour venir les saluer. Les lieutenants de Ti dédaignèrent les habituelles prières et babioles que la pagode distribuait en échange d’offrandes. Ils demandèrent quel était le sanctuaire de la forêt, et furent très surpris d’apprendre qu’il n’y en avait aucun.
Le récit de leur nuit d’horreur plongea les deux religieux dans la perplexité. Une seule explication s’imposait :
— Vos seigneuries auront dérangé des chimei. Ce sont des créatures démoniaques à grandes canines qui vivent dans les endroits inaccessibles. Ils singent notre comportement, sont friands de chair humaine et ne reculent devant rien pour s’en procurer.
— Il faut exterminer ces créatures ! s’écria Ma Jong.
— Si vous y parvenez, nous aurions une requête à vous soumettre, dit l’un des prêtres.
Grands connaisseurs de la magie taoïque, les chimei possédaient parfois des collections étonnantes d’ouvrages occultes, que les prêtres eussent volontiers récupérés. Les hommes de Ti promirent de leur rapporter les livres en même temps que la peau des démons. Alors qu’ils quittaient le sanctuaire, ils croisèrent deux femmes qui apportaient une caisse de vin dans le pavillon d’habitation. Ils en conçurent un doute quant à la qualité mystique des deux prêtres, qui n’étaient pas censés céder aux plaisirs de ce monde.
Quand ils se furent arrachés aux mains des masseurs, Ti et Tao Gan décidèrent de faire un tour en ville. Il y régnait une ambiance douce et agréable, une ambiance de paix. À la différence de Chang-an, les portes étaient ouvertes, les marchandises attendaient au bord de la rue, comme si les habitants n’avaient pas craint les voleurs. Le mandarin n’y respira aucune odeur de crime, de peur ou de malheur, et il s’y connaissait.
— C’est propre, c’est neuf, c’est paisible… dit-il. Cette ville est un modèle pour notre pays !
— Cela sent l’argent à plein nez, dit Tao Gan, doué d’un sixième sens pour ces sortes de choses.
Ils arrivaient justement devant l’échoppe d’un prêteur sur gages. C’était l’un de ces endroits où l’on pouvait trouver des vêtements tout faits, n’importe quel ustensile et des liquidités. Les maisons de prêt étaient indispensables à la vie chinoise, les riches usuriers jouaient le rôle de banquiers. C’était le lieu idéal pour prendre le pouls d’une cité. Ti poussa la porte, suivi par un Tao Gan aux aguets.
Pendant une demi-heure, ils se firent montrer les articles sans rien remarquer de suspect. Ti prétexta un achat pour ses compagnes. On lui présenta un bel éventail de pendeloques, des anneaux de jade, et maints petits objets en pierres semi-précieuses à suspendre à sa ceinture au moyen d’un ruban de soie, qui s’entrechoquaient pour produire d’agréables tintements.
Ils visitèrent ensuite un commerce de thé, dont le chambranle était surmonté d’un panneau peint où l’on pouvait lire dans une élégante calligraphie « Extase des Bienheureux ». Sur le sol étaient empilées de grosses mottes de feuilles séchées et agglomérées. On y vendait des théières des lieux de fabrication connus, et aussi celles de la région, modelées dans l’argile locale. Le marchand leur vanta cette matière poreuse, non vernie, qui retenait le meilleur de l’arôme et du tanin, si bien que le breuvage s’en enrichissait année après année.
Partout ils demandèrent si l’on avait vu passer des soldats de la capitale. Personne n’en avait entendu parler.
— C’est curieux, dit Ti, comme ils rentraient à l’auberge. Ce n’est tout de même pas une ville d’aveugles !
— Il y a des gens qui ne font pas attention, répondit Tao Gan, dont le visage, curieusement, avait pris une expression satisfaite.
Le mandarin désigna un beau cheval, dont les rênes étaient attachées à un poteau, en face de l’auberge :
— Dans ce cas, explique-moi comment il me suffit, à moi, de passer une heure dans cette ville pour y rencontrer une monture de l’armée impériale qui n’est sûrement pas venue ici toute seule ?
Dès qu’il eut pénétré dans l’auberge, Ti fut abordé par un homme en costume gris. Il en avait trop vu, tout au long de sa carrière, pour ne pas reconnaître immédiatement un clerc du tribunal. Celui-ci s’inclina plus bas que le mandarin ne l’aurait souhaité pour la discrétion de sa mission, sous l’œil suspicieux de l’aubergiste, déconcerté de voir les employés de leur « père et mère du peuple » lécher les bottes d’un simple commerçant[17].
Le clerc présenta au voyageur un « document protocolaire », une carte de visite en papier rouge au nom du fonctionnaire de sixième ordre, première catégorie, « Son Excellence honorable d’une vertu droite[18] » le sous-préfet de canton Ning Yutang, qui désirait le rencontrer.
Ti s’interrogea. Comment cet homme savait-il qu’il était autre chose qu’un marchand de grains ? Le temps était clément, aussi le visiteur l’attendait-il dans la cour arborée, où il s’était fait servir le thé. L’aubergiste se montra aux petits soins et surveilla lui-même sa servante, une jeune fille que le juge local couvait d’un œil bienveillant. M. Ning était assez grand, très enveloppé. Ti supposa qu’il aimait la bonne chère et peut-être les agréments de toute sorte. Dès qu’il vit paraître le commissaire-inspecteur, le juge local fit signe au personnel de les laisser.
— Pardonnez-moi de ne pas vous présenter ma carte d’importateur de graines, dit Ti, mais les renseignements inscrits dessus ne vous instruiraient en rien.
— Les présentations sont inutiles, de toute manière, dit M. Ning, tout sourire. Mes fonctions m’obligent à me tenir au courant des personnes qui nous font l’honneur de séjourner parmi nous.
La rencontre était curieuse. Depuis qu’il occupait une haute position dans l’administration centrale, Ti appartenait au troisième ordre, deuxième rang, avec titre d’« Excellence d’une considération ordinaire ». Il se situait bien au-dessus de celui à qui il parlait, mais ne pouvait révéler son statut, aussi fut-il contraint de s’abaisser en apparence devant ce simple sous-préfet cantonal. Le visage éclairé d’un sourire qui se voulait chaleureux, celui-ci, insista pour loger le voyageur au yamen, conformément aux obligations d’hospitalité entre mandarins :
— Votre Excellence honorerait incroyablement ma très modeste demeure.
Ti n’avait aucune envie de s’enterrer dans une demeure très modeste. Au reste, il se trouvait mieux parmi la population pour traquer le fuyard. Il prétexta la brièveté de son séjour pour décliner l’invitation et demanda au juge Ning ce qu’il comptait faire pour éliminer les malandrins qui attaquaient les passants dans sa forêt. Cette question suscita chez le magistrat un étonnement qui avait l’air sincère :
— Des malandrins ? Dans ma forêt ? Des loups, peut-être, rien de plus. Votre Excellence se sera laissé abuser par une illusion.
Ti ordonna à Tao Gan de lui apporter le sac aux reliques.
— Et cela ? demanda-t-il en brandissant la mâchoire noire de suie. Est-ce le produit d’une illusion ?
Ning Yutang se déclara extrêmement surpris, présenta ses excuses pour son inimaginable incompétence, et promit de faire le nécessaire dès que le préfet de région lui aurait accordé des troupes supplémentaires, ce qui rejetait toute opération dans un futur lointain.
Puisqu’on en était aux réclamations, Ti demanda des nouvelles du groupe de soldats qui avait dû passer par là un mois plus tôt. Son collègue ouvrit de nouveau des yeux ronds et prétendit n’avoir rien vu de tel. Il devait commencer à croire que la capitale lui envoyait un inspecteur pour le mettre à l’épreuve. Il déclara qu’il ne souhaitait pas déranger plus longtemps son éminent supérieur et se leva pour prendre congé. Sur le point de s’en aller, il hésita.
— J’ai ouï dire que Votre Excellence tentait de réhabiliter d’anciens malfrats, et je l’en félicite de tout cœur, dit Ning. Voilà une attitude très conforme à la doctrine du maître Confucius, pour qui aucun combat n’est perdu d’avance. Je me permettrai cependant de lui conseiller de veiller aux récidives.
Ti se demanda ce que ce discours voulait dire jusqu’à ce que son interlocuteur donne l’estocade :
— Votre Excellence doit savoir qu’il n’y a pas de bandit, chez nous. On m’a récemment signalé quelques escamotages. Notre prêteur sur gages aimerait récupérer une paire de bijoux qui lui manque depuis qu’il a reçu la visite de votre secrétaire.
— Je suis sûr que le boutiquier qui vous a rapporté ce fait s’est trompé, dit Ti.
— C’est ce que j’aurais cru s’il avait été le seul. Mais un de ses confrères m’a fait la même réclamation. Il s’agit d’un marchand de thé connu pour son honnêteté.
Ti rougit de confusion. Il avait oublié que Tao Gan ressortait rarement d’une boutique sans emporter un souvenir. Le sous-préfet posa une main sur son bras.
— Jamais je ne me serais permis de vous ennuyer avec ce détail. Comme vous le savez, le peuple nous juge souvent d’après la conduite de nos domestiques. C’est pourquoi il m’a paru nécessaire de vous avertir.
Son interlocuteur résolut de s’en tirer avec un mot d’esprit :
— Que voulez-vous ! répondit Ti. Votre ville est si tranquille, si dépourvue de délinquants, que j’ai dû apporter les miens avec moi !
La plaisanterie fit bien rire le juge local.
— Votre esprit caustique est un plaisir. J’espère avoir le bonheur de vous conserver longtemps chez nous.
Ti nourrissait lui aussi l’espoir que son séjour ne s’achèverait pas de manière brutale, impromptue et définitive. Dès que le sous-préfet se fut retiré, il se rendit dans la loge de l’ancien pickpocket. Sur la table, il avisa une babiole en verre coloré et une petite tasse à thé en terre cuite à la mode locale. Tao Gan prétendit les avoir achetés comme souvenirs.
— Allons, Tao ! Tu es bien trop pingre pour acquérir le moindre ustensile ! Ma Deuxième se plaint assez de voir disparaître sa vaisselle ! Quant à ces boucles de femmes, je ne vois pas ce que tu pourrais en faire, sinon les revendre !
Tao Gan se prosterna, face contre terre.
— L’insignifiant ver de terre que je suis implore le pardon de Votre Excellence. Il arrive parfois que l’exemple de votre splendeur ne soit pas suffisant pour contenir les mauvais génies qui me tourmentent. Je vous supplie de croire que je suis le premier à souffrir de mes manquements !
Ti avait tout lieu d’en douter. À aucun moment, il ne s’était leurré au point de croire en la repentance de son assistant, dont les petits talents l’avaient servi en maintes occasions. Il avait seulement nourri le vain espoir que ces exactions n’engageraient jamais son honneur de mandarin.
Restait un point très surprenant : Tao Gan était un voleur exaltant, il ne se faisait jamais prendre ; sans cela, il aurait croupi depuis longtemps dans une geôle de Chang-an. Les commerçants de la capitale faisaient quotidiennement les frais de ses petites manies, comme en témoignait son logement chez son patron, véritable caverne au trésor digne du palais lacustre où vit le roi-dragon. Seuls les escrocs connaissaient ces façons de procéder. S’il avait été repéré par le prêteur, puis par le marchand de thé, c’était peut-être que ces derniers avaient appartenu à la confrérie. Dans le cas présent, la dénonciation du crime dénonçait la victime elle-même.
En temps normal, la conduite à tenir aurait consisté à faire fouetter le mauvais serviteur en place publique, pour montrer à la population que son maître ne plaisantait pas avec la moralité. En l’occurrence, Ti avait d’autres projets pour le délinquant. Il allait l’envoyer surveiller ces marchands si subtils.
Tout le monde se retrouva à l’auberge pour le souper. Le lecteur n’avait pas l’air content de la marche des choses.
— « Les lieutenants de l’enquêteur doivent être fermement prévenus qu’ils ne peuvent quitter la compagnie du fonctionnaire, de peur qu’ils n’acceptent des pots-de-vin », récita-t-il.
— C’est dans ces moments que l’on sent combien nos fautes nous ont attiré la colère des dieux, répondit Ti. Allons manger !
Tsiao Tai demanda à l’aubergiste quelle était la meilleure table de la ville.
— Votre Seigneurie veut dire « après mon établissement » ? répondit leur hôte, pincé.
Il leur indiqua l’échoppe de son cousin Ma :
— Je ne sais pas si la nourriture y est meilleure qu’ici, mais nombre de nos citadins aiment à s’y retrouver avant de rentrer chez eux. Je crois que les coussins sont confortables.
Alors que les villes de province étaient généralement obscures la nuit, hormis dans le quartier des femmes-fleurs, celle-ci était presque aussi éclairée que Chang-an et beaucoup plus festive. De nombreux porches étaient ornés d’un lampion blanc où l’on avait peint un curieux signe noir.
— Sans doute un emblème local, dit Ruan Boyan. Il faut voyager pour se rendre compte combien notre empire est divers et riche de traditions !
La salle du cousin Ma était pleine d’hommes occupés à tremper leurs baguettes au milieu d’un brouhaha de conversations. L’odeur mêlée des fritures et ragoûts était avenante, quoique forte. Ils se félicitèrent de leur choix et prirent place autour d’une table inoccupée.
On leur apporta les plats du jour, dont une cassolette d’oiseaux de la forêt si bien préparée qu’elle valait presque la peine d’avoir couru mille dangers. Les voyageurs n’oubliaient pas la raison de leur présence. Tout en dînant, ils jetèrent des regards discrets à ceux qui les entouraient.
— Il y a là-bas un homme qui nous espionne, noble juge, dit Tsiao Tai.
Ce devait être un colporteur, car il avait à côté de lui, contre le mur, une perche où étaient accrochées des calebasses. Il était aussi intéressé par eux qu’eux par lui. Les lieutenants penchèrent pour un voleur.
— Gardez-vous de montrer combien vous avez d’argent sur vous ! prévint Tao Gan.
— Il m’a l’air particulièrement louche, dit Ma Jong.
— Naturellement, répondit Ti : c’est un policier. Je penche pour un fonctionnaire du troisième niveau, avec dix ans d’ancienneté, vu son âge et sa manière de manger sans nous quitter des yeux, ce qui réclame un long entraînement. Va l’inviter, Tao ! Nous lui épargnerons cet exercice périlleux !
Tao Gan se leva et alla s’adresser au colporteur en imitant la componction d’un serviteur zélé :
— Mon maître serait heureux de vous avoir à sa table, honorable inconnu.
L’homme leur jeta un coup d’œil soupçonneux, saisit son bol et s’approcha. Ils lui firent une place. Ti l’engagea à s’asseoir près de lui.
— Je vous félicite pour votre déguisement, déclara le mandarin. Cependant, vos mains ne sont pas celles d’un artisan.
Comme le colporteur restait interdit, Ruan Boyan s’empressa de présenter son maître :
— Commissaire-inspecteur du censorat Ti Jen-tsie, en mission spéciale.
Leur invité les jaugea un à un, et s’attarda sur la figure barbue du commissaire. « Nous aurons l’air fin s’il s’agit d’un véritable colporteur », pensa Ma Jong.
L’examen parut concluant.
— Je suis là pour la même chose, chuchota leur invité. Je me nomme Lu Pei. J’appartiens aux forces spéciales du Yushitai. Pardonnez-moi si je ne vous rends pas les honneurs dus à votre rang. J’ai la conviction que nous sommes épiés. On ne peut jamais savoir à qui se fier, dans cette ville. J’ai vu plusieurs de mes collègues disparaître de façon inexpliquée, depuis que je suis ici !
Les deux fonctionnaires poursuivirent leur conversation à voix basse, tandis que les autres continuaient de faire un sort aux volailles des bois, pour donner le change. Ti demanda s’il avait vu passer la troupe lancée aux trousses de l’« infâme Nian Changbao ». Lu Pei fit « non » de la tête.
— On m’a envoyé après eux. Ils ont dû poursuivre sans s’attarder, car je n’ai pas trouvé trace de leur passage. Moi, j’ai préféré rester ici : il y a de quoi faire.
Il rendit grâce aux dieux : enfin son enquête avançait.
— Vraiment ? répondit-il, l’oreille tendue.
Le policier déguisé était certain d’être sur la bonne piste.
— Je me ferai un plaisir d’informer Votre Excellence dès que j’aurai des faits tangibles à lui fournir. Pour l’instant, je me garderai bien de l’ennuyer avec des recoupements oiseux.
Surtout, il ne voulait pas leur dévoiler ses conclusions, afin de se réserver la récompense. Le message était clair. L’homme opérait en solitaire. Comme s’il avait craint d’en avoir trop dit, il remercia le commissaire pour son accueil et s’éclipsa. Ti et ses hommes poursuivirent leur repas, qu’ils terminèrent par une dégustation des vins locaux. Le lecteur n’avait visiblement pas l’habitude ; il était un peu éméché.
— « Quand vient le soir, bredouilla-t-il, lieutenants et assistants doivent faire leur rapport. L’enquête peut s’interrompre pour la nuit. »
— Vous m’en voyez ravi, dit Ti, amusé. Nous pouvons aller dormir, alors ?
Le portier de nuit leur remit à chacun une lampe à huile allumée et leur souhaita un sommeil paisible. Avant de se mettre au lit, Ti se remémora la maxime qui lui avait été lue au matin. Il fallait garder sa dignité, se méfier des étrangers… Eh bien ! Il avait fait tout le contraire et rien n’avait marché de travers ! Ces conseils d’un bon sens un peu niais étaient tout à fait inutiles, comme il le savait depuis le début.
Après réflexion, il passa son épée dans l’anneau de la porte afin de se barricader.